Rencontre avec le père Louis-Marie Coudray, osb, directeur, au sein de la conférence épiscopale, du service national pour les relations avec le judaïsme (SNRJ). Il a vécu 35 ans au monastère d’Abu Gosh (Israël).
Il est vivant ! Pourquoi le concile Vatican II a-t-il consacré un paragraphe aux relations de l’Église catholique avec le judaïsme ?
Père Louis-Marie Coudray C’est sa rencontre avec l’historien français Jules Isaac qui a convaincu le pape Jean XXIII de publier dans Vatican II un texte sur les relations de l’Église catholique avec le judaïsme. Jules Isaac lui expliqua en effet comment l’enseignement du mépris des juifs de la part de l’Église avait été le terreau sur lequel avait pu éclore la Shoah. On raconte qu’à la fin de leur entretien, Jules Isaac interrogea Jean XXIII : « Ai-je le droit d’espérer ? » Et le pape de lui répondre : « Vous êtes plus qu’en droit d’espérer. » Jean XXIII demanda ensuite au cardinal Béa de mettre au point une commission pour rédiger un texte, non plus comme au Moyen Âge « contra judeos », mais « au sujet des juifs ». Une forte opposition surgit alors, notamment de la part de tous les évêques arabes du Moyen Orient, dans un contexte politique très tendu. Le texte de la commission fut remanié plusieurs fois. Finalement, ce texte n’est pas consacré qu’aux juifs mais aux relations de l’Église catholique avec toutes les autres religions. Ce qui est révélateur : évoquer notre relation avec les juifs a en définitive poussé l’Église à publier un texte sur nos relations avec toutes les autres religions. Notre rapport au judaïsme est donc la clé de notre rapport à toutes les autres religions.
IEV Quels sont les points essentiels de ce passage de Nostra ætate sur le judaïsme et en quoi cet enseignement est-il nouveau ?
LMC Sur la forme, on peut noter que ce paragraphe est beaucoup plus consistant que les passages concernant les autres religions. Cela manifeste que l’on se situe sur un tout autre registre dans l’un et l’autre cas. On n’y trouve par ailleurs aucune citation patristique mais uniquement des citations scripturaires. Ce fait manifeste la complète nouveauté de cette déclaration dans l’enseignement de l’Église. Sur le fond, ce texte est une vraie révolution copernicienne à plus d’un titre :
–« Scrutant le mystère de l’Église. » Cette formule indique d’emblée que le judaïsme, à l’inverse des autres religions, se situe à l’intérieur même du mystère de l’Église. Ce que Jean Paul II exprimera plus tard en disant : « Notre relation avec vous ne nous est pas extrinsèque mais intrinsèque. » S’intéresser au judaïsme pour un chrétien n’est donc pas optionnel.
Cette déclaration a pour conséquence directe que l’instance en charge des relations avec le judaïsme est intégrée au conseil pontifical pour l’unité des chrétiens, et non au conseil pour le dialogue interreligieux.
- Le texte indique que « l’Église “se nourrit de la racine de l’olivier franc” », reprenant l’image de saint Paul (Romains 11). Le verbe est au présent. La racine de l’olivier franc dont se nourrit l’Église n’est donc pas seulement le judaïsme de l’Ancien Testament ou du temps de Jésus, mais bien le judaïsme d’aujourd’hui ! C’est, pour l’Église, une approche très nouvelle.
Dans le même esprit, Nostra ætate souligne : « L’Église a toujours devant les yeux les propos de saint Paul sur ceux de sa race “à qui appartiennent l’adoption filiale, la gloire, les alliances, la législation, le culte, les promesses et les patriarches.” » C’est sur cette base que Jean Paul II affirmera à Mayence en 1980 que « l’alliance de Dieu n’a jamais été révoquée ».
- Le texte réfute la théorie du déicide : « Ce qui a été commis durant la Passion ne peut être imputé ni indistinctement à tous les juifs vivant alors ni aux juifs de notre temps. » C’est aussi un pas déterminant.
- Le texte réfute également la théorie de la malédiction : « S’il est vrai que l’Église est le nouveau peuple de Dieu, les juifs ne doivent pas pour autant être présentés comme réprouvés par Dieu ni maudits comme si cela découlait de la Sainte Écriture. »
La plupart des chrétiens pensaient jusqu’ici que, comme ils n’avaient pas reconnu le Christ, les juifs avaient été maudits par Dieu. Pour preuve, Jérusalem ayant été détruite, ils étaient condamnés à l’exil. Or à partir de 1947-1948, les juifs sont revenus sur la terre de leurs ancêtres. Ce retour d’une souveraineté du peuple juif sur la terre de ses Pères remet donc en cause ce raisonnement. Comme l’a écrit Benoît XVI récemment : « Après l’instauration de l’État d’Israël, en 1948, s’est formée une doctrine théologique qui a finalement permis la reconnaissance politique de l’État d’Israël par le Vatican. » (« Les dons et l’appel sans repentir », à propos de l’article 4 de la déclaration Nostra ætate, Communio, sept/oct. 2018, p. 139). Ces propos mettent en évidence le fait qu’il y avait une relecture théologique à faire.
– Enfin, Nostra ætate « réprouve et déplore les persécutions et l’antisémitisme ».
– Nostra Ætate, 4 finit en affirmant que « le Christ s’est soumis volontairement à la passion et à la mort à cause des péchés de tous les hommes » et que l’Église « annonce la croix du Christ comme signe de l’amour universel et comme source de toute grâce ».
En résumé, la révolution copernicienne de Nostra Ætate au sein de l’Église, c’est :
1. La négation de la théorie de la substitution.
2. La négation de la théorie du déicide et de la malédiction.
3. La condamnation de l’antisémitisme et des persécutions des juifs.
IEV Les limites de ce texte ont été parfois soulignées. Quelles sont-elles ?
LMC Ce texte comporte en effet quelques faiblesses et ambiguïtés dans les termes. Il parle par exemple de l’Église comme du « nouvel Israël », ce qui peut être interprété comme un relent de théologie de la substitution. Les textes suivants du Magistère chercheront à préciser ce rapport entre l’Église et le peuple juif.
Nos interlocuteurs juifs ont par ailleurs regretté que le texte ne parle ni de la Shoah ni de l’État d’Israël. Mais les conciles ne mentionnent jamais de références historiques précises sur un événement contemporain afin de ne pas limiter leur portée dans le temps. C’est pourtant bien l’événement de la Shoah qui est à l’origine de la prise de conscience de l’Église catholique. L’enseignement du mépris a été le terreau de l’antisémitisme qui a permis l’émergence du nazisme considérant les juifs comme une race inférieure ne méritant pas d’exister. Cette théorie est absolument contraire à la
révélation biblique qui, dès le récit de la Création dans la Genèse, affirme l’égalité et la dignité de tous les hommes créés à l’image de Dieu.
Au cours des années qui ont suivi le Concile, l’enseignement de Nostra Ætate a été approfondi, affiné et développé par le Magistère.
De quelle manière ?
LMC On peut citer quelques étapes essentielles :
– En 1973, la déclaration de l’épiscopat français.
– En 1974, la déclaration du Saint-Siège.
– En 1985, la déclaration du Vatican « Pour une juste présentation du judaïsme dans la prédication et dans la catéchèse ».
– En 1993, l’accord fondamental entre le Saint-Siège et l’État d’Israël.
– En 1997, un texte du comité épiscopal français Lire l’Ancien Testament.
– En 2001, le document essentiel de la commission pontificale Le peuple juif et ses Saintes Écritures dans la Bible chrétienne, et préfacé par le cardinal Ratzinger.
– Sur la Shoah : la déclaration de Drancy de 1997 et en 1998, le texte du Saint-Siège « Nous nous souvenons ».
– Et surtout la déclaration de repentance de Jean Paul II, en 2000, lors du premier dimanche du carême. Ce texte marque un point culminant dans la prise de conscience de l’Église et dans son désir de conversion perpétuelle. C’est ce texte qui a été déposé ensuite dans le mur occidental, à Jérusalem.
Dans le même temps, le travail de dialogue sur le terrain s’est bien sûr poursuivi et développé jusqu’à aujourd’hui.
IEV Depuis 2015, des textes importants ont été publiés, côté chrétien et côté juif. Quel en est le sens ?
LMC Quatre textes en effet sont parus, qu’il faut lire.
– Pour les 50 ans de Nostra Ætate, d’abord, la commission pontificale pour les relations avec le judaïsme a publié la déclaration Les dons et l’appel de Dieu sont sans repentance. Cette déclaration réaffirme notamment qu’il faut tenir ensemble l’universalité du salut dans le Christ et l’Alliance avec Israël qui n’a jamais été révoquée. C’est un point essentiel et la théologie doit encore
travailler en ce sens. Ce texte insiste également sur le statut spécial du dialogue juifs-catholiques et sur la Révélation dans l’histoire comme “Parole de Dieu” dans le judaïsme et le christianisme. Autre point important, ce texte explique qu’il n’y a pas de mission d’évangélisation spécifique de l’Église catholique vis-à-vis du monde juif. Le pape émérite Benoît XVI l’a d’ailleurs réaffirmé tout récemment : « Le commandement de faire des disciples de toutes les nations, chez saint Matthieu, n’implique pas la mission auprès des juifs parce qu’ils connaissent déjà le “Dieu inconnu”. » Israël a déjà le culte du vrai Dieu. Ce qui ne signifie pas pour autant, pour les chrétiens, de mettre leur christianisme dans leur poche. On est ici sur une ligne de crête : être pleinement soi-même et accueillir l’autre dans la plénitude de son altérité.
De son côté, après 2000 ans d’histoire conflictuelle avec l’Église catholique, la communauté juive attendait de voir si l’esprit de Nostra Ætate se confirmerait dans les faits. Nous, chrétiens, ne réalisons pas assez que le monde juif a une peur viscérale de nous. Dans les siècles passés, c’est bien souvent leur vie elle-même qui était en jeu. Ils portent ce poids de leur mémoire collective. Aussi, il faut accepter des évolutions lentes, et même, de laisser passer des générations.
En 1968, le grand rabbin Kaplan a proposé un schéma de réponse, qui n’a pas eu de suite faute de trouver un accord entre les différentes sensibilités au sein du monde juif.
En 2002, des rabbins juifs américains ont également émis un document, Dabru emet.
En 2015-2016, trois documents ont été publiés :
– Le 23 novembre 2015, une Déclaration pour le jubilé de fraternité à venir a été remise solennellement aux Bernardins par le grand rabbin Haim Korsia aux évêques de France.
– Le 3 décembre 2015, des rabbins américains ont publié la déclaration Faire la volonté de notre Père des cieux.
- Un troisième document, qui a plus de poids que les précédents car il a été reconnu par la conférence des rabbins d’Europe, a été remis à l’Église catholique le 10 février 2016, intitulé Entre Jérusalem et Rome. Ce texte reconnaît que nous avons des divergences théologiques et doctrinales indiscutables, irréductibles, non négociables, mais que cela ne nous empêche pas de discuter sur tous les autres sujets et de nous rencontrer.
C’est très important car cela signifie qu’une partie des juifs a bien pris acte et croit au changement de mentalité de la part de l’Église catholique. C’est la porte ouverte
à une collaboration aussi bien sur la connaissance réciproque de nos traditions, dans la lutte contre l’antisémitisme et pour édifier une meilleure cité.
IEV Après la publication de ces quatre textes, où en l’amitié entre juifs et catholiques aujourd’hui ?
LMC Du côté catholique, sur le plan des déclarations, on peut dire qu’on est bien “calés”. En revanche, il nous faut encore affiner la théologie de notre rapport au peuple d’Israël, vivant aujourd’hui ; en particulier sur le sens des notions d’« accomplissement par le Christ » et de « peuple de Dieu ». Par ailleurs, soyons vigilants dans la catéchèse et la prédication, sur la manière dont nous présentons le judaïsme par rapport au Nouveau Testament et à la personne de Jésus. Il y a encore des clichés tenaces comme : « L’Ancien Testament, c’est la vengeance ; le Nouveau Testament, c’est l’amour ! » C’est aberrant. Nous devons tendre à faire disparaître ces représentations erronées des esprits. Ou encore combien d’homélies dominicales omettent de parler de la première lecture.
Enfin, du point de vue de la société civile, les chrétiens sont invités à lutter activement contre l’antisémitisme culturel. Il resurgit actuellement en France. Les juifs comptent sur nous, leurs frères chrétiens, pour les protéger.
Dans notre relation au monde juif, il nous faut accepter qu’il n’y ait pas forcément une réciprocité. D’une part, nous sommes dépendants de la branche sur laquelle nous sommes greffés, d’autre part, le poids de l’histoire maintient encore une réticence à notre égard. Nous devons donc toujours avoir le cœur ouvert à l’égard du peuple juif. Si cette relation peut paraître unilatérale, je suis persuadé qu’elle peut aussi apporter quelque chose au judaïsme.
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