Par le père Simon-Pierre Ludinard. Le père Ludinard a vécu en Terre Sainte où il a étudié la Bible et la pensée juive.
Le récit biblique est basé sur des événements fondateurs rapportés par le récit des pères. Il crée une continuité entre les générations et s’enrichit de l’apport d’autres cultures pour s’adresser à l’humanité tout entière.
La Bible, que nous recevons comme Parole de Dieu, a été écrite par les sages et les prophètes d’Israël en vue de la transmission aux générations successives de la connaissance de Dieu, et également de ce qu’est l’homme et de sa vocation. Le Nouveau Testament s’inscrit complètement dans cette transmission tout en proposant une interprétation renouvelée à la lumière de l’incarnation et de la résurrection de Jésus, en qui les chrétiens voient le Christ, le Messie annoncé par les prophètes d’Israël, mais également Dieu lui-même venu accomplir ses promesses. La Bible reprend la vision du temps, telle qu’elle apparaît dans les textes antiques du croissant fertile (Mésopotamie, Égypte) mais sous l’inspiration de l’Esprit Saint, l’introduit dans l’histoire, rompant en cela la monotonie de l’éternel retour du mimétisme antique.
La relation au temps
– Dans l’Antiquité, ce qui est « devant nous », ce n’est pas l’avenir mais le passé. On trouve trace dans la Bible de cette conception antique à travers deux expressions.
Pour dire le passé, le psaume 78 (repris par Mt 13, 35 pour montrer que Jésus, qui parle en parabole, accomplit cette parole) utilise l’expression «» (Mini kédem) :
« Je vais ouvrir la bouche pour une parabole et dégager les leçons du passé. Ce que nous avons entendu et connu, ce que nos pères nous ont transmis. »1 Le mot kédem en hébreu signifie avant, mais aussi devant. Et donc il est possible d’associer dans cette expression le passé et le fait d’être devant.
Dans le Deutéronome (4, 32), il est également question du passé. La traduction liturgique catholique traduit ainsi afin de se faire comprendre de nos contemporains : « Interroge donc les temps anciens qui t’ont précédé. »
La traduction de la Tob, « Interroge donc les jours du début, ceux d’avant toi », est déjà plus proche du texte hébraïque : «» – Asher ayou lefanéra – que je propose de traduire « qui furent devant toi » et qu’André Chouraqui traduit « Oui, questionne donc les premiers jours, ceux qui étaient avant tes faces ».
Ce qui est devant la face, c’est ce qui est devant soi.
Ces nuances peuvent sembler anodines mais elles sont le reflet d’une conception très différente de l’avenir et du passé.
– Si, pour la Bible, le passé est devant soi, toutefois l’avenir n’est pas seulement une réplique nostalgique du passé comme le dit Qohelet « Ne dis pas : “Comment se fait-il que les jours anciens aient été meilleurs que ceux-ci ?” Ce n’est pas la sagesse qui te fait poser cette question. » (Ecclésiaste 7, 10).
– Tout en reprenant la conception antique de l’avenir comme répétitions du passé, la Bible introduit une autre perspective, la notion de linéarité du temps, qui est en fait la notion d’histoire. L’idée de création à partir de rien développée dans les premiers chapitres du livre de la Genèse, et l’espérance messianique qui est déjà annoncée à Moïse « un prophète comme moi » (Dt 18, 15), puis par les prophètes « Voici venir pour le SEIGNEUR un jour » (Za 14, 1) et qui est accomplie par Jésus « Le temps est accompli » (Mc 1, 15), tranche avec la conception cyclique et éternelle des Grecs2 ou des rites totémiques de la pensée sauvage3 dont la répétition assure le sentiment d’appartenance au clan. Cette conception historique fait place à l’actualisation ré-interprétative de la Parole, pour discerner les signes des temps ou les fioretti du Dieu vivant dans nos vies. Elle ouvre à sa présence dans l’aujourd’hui « Et voici que je suis avec vous pour toujours jusqu’à la fin de l’âge » (Mt 28, 20).
Une vocation universelle
Le récit biblique est basé sur des événements fondateurs4 rapportés par le récit des pères («» – Avoténou siprou) : « Où sont donc toutes les merveilles que nous racontaient nos pères » (Jg 6, 13), dit Gédéon à l’ange ; ou bien le récit de Jean : « Ce qui était dès le commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé, ce que nos mains ont touché du Verbe de vie ; car la Vie s’est manifestée : nous l’avons vue, nous en rendons témoignage et nous vous annonçons cette Vie éternelle, qui était tournée vers le Père et qui nous est apparue » (1 Jn 1, 1-2).
Toutes proportions gardées, ces récits jouent le même rôle que le parcours d’un album photo familial, la découverte d’une médaille de guerre, une vieille armoire, pour une famille. Ces événements suscitent une narration qui permet de construire une identité familiale en établissant des ponts entre générations, une filiation. Elle crée une continuité entre les événements et ainsi l’histoire d’une personne, d’une famille. L’identité d’Israël apparaît à travers le récit de la sortie d’Égypte, du don de la loi, de l’Exil ; et celle de l’Église à travers le récit de la vie de Jésus dans les Évangiles et les Actes des Apôtres. Toutefois la Bible dépasse le particularisme d’Israël et entend parler de la vocation de l’humanité tout entière. Cette dimension universelle a deux aspects :
– D’une part un enrichissement mutuel entre Révélation et cultures comme le perçoit Gaudium et Spes5. C’est ainsi que la Bible s’est enrichie de récits de la sagesse antique :
- le récit de la création et le récit
mésopotamien de Gilgamesh6 ;
- Le psaume 104 et la prière
d’Akhenaton7 ;
- Proverbes 22/23 et l’enseignement
d’Aménémopé8.
La Bible a opéré un discernement9 de ce qui est commun10 à l’humanité et dont la source vient de Dieu. Elle s’en est enrichie, tout en épurant le message ; par exemple dans le cas du récit de la Genèse en supprimant la cour céleste des divinités, en affirmant l’unicité de Dieu et en rappelant l’alliance originelle d’amour entre Dieu et l’homme plutôt que sa servilité envers les dieux inférieurs.
– D’autre part, le récit biblique donne sens à l’histoire de l’humanité tout entière. Les premiers chapitres de la Genèse jusqu’à Abraham concernent toute l’humanité et à partir de l’Exil à Babylone, avec le prophète Isaïe, Israël va comprendre que le Dieu d’Israël est le Dieu unique et le Dieu de tous les peuples. Les promesses universelles de salut adressées aux prophètes (Is 60, Jl 3, 2) vont s’accomplir pleinement en Jésus et l’Église qui rassemblent Juifs et non-Juifs.
La notion de mémorial
(Zikaron)
Le mémorial fait appel au passé transmis par un récit révélateur d’identité. Il enrichit toutefois la notion de transmission en mettant l’accent sur les bénéficiaires et sur le moyen ou plutôt le chemin. Deux grands commentateurs juifs de la Bible peuvent nous éclairer.
« Ce jour-là vous servira de mémorial. Vous ferez ce pèlerinage pour fêter le SEIGNEUR. D’âge en âge – loi immuable – vous le fêterez » (Ex 12, 14). Rachi traduit ici le mot mémorial par « pour les générations ». Cela nous présente une vision de l’histoire marquée par un souci de continuité et d’engendrement qui est l’une des originalités de la pensée biblique.
Pendant la guerre de 1914, le philosophe juif Franz Rosenzweig opposera cette notion à la notion hégélienne de guerre comme moteur de l’histoire.
Plus tard, André Neher, un autre philosophe juif, soulignera que « le temps hébreu engendre »11. Il est lié à la vie. Iben Ezra associe quant à lui le mémorial ou souvenir12, à la sainteté. Se souvenir est un appel à la sainteté : faire du shabbat un jour saint et par là sanctifier Dieu et se sanctifier. « Tu te souviendras du jour du sabbat pour le sanctifier » (Ex 20, 8). Pour Rachi qui commente également Ex 20, 8, « Se souvenir et observer ou garder », sont dits l’un pour l’autre dans la Bible.
Cette notion d’éthique ou de sainteté est liée à la notion d’altérité. « Voici mon commandement : aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés » (Jn 15, 12), dit Jésus. La sainteté est avant tout communion, elle nous inscrit dans une éthique parce qu’elle est rapport à l’autre. Si bien qu’elle nous oblige à penser l’autre, alors que naturellement notre intelligence pense la totalité, la globalité et ramène tout à soi pour connaître. C’est ce que dit le philosophe Emmanuel Levinas pour qui l’autre se présente dans l’injonction éthique « Tu ne tueras pas ». On touche ici le cœur de l’identité humaine transmise par le récit biblique ; l’homme comme être de communion à l’image de Dieu.
Ainsi, le récit biblique transmis par Israël et accueilli par l’Église comme Parole de Dieu, n’est pas défensif ou identitaire au sens de replié sur lui-même.
Le récit biblique est l’archétype de la transmission disait Paul Ricœur. Il fait le lien entre mémoire et identité ou entre transmission de la Parole et construction de l’Église « La parole du Seigneur gagnait toute la contrée » (Ac 13, 49). Ce récit veut être signifiant pour l’homme dans sa totalité (Juif et non-Juif). Il dévoile l’identité de l’homme comme être aimé destiné à une communion d’amour, qui est Dieu lui-même, un face-à-face déjà engagé dans l’humanité du Christ.
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1. Traduction de la TOB.
2. Temps et Éternité Chez Plotin et saint Augustin, Jean Guitton Vrin 2004 pp. 45 ss.
3. « Narrativité, narration, narratologie : du concept ricœurien d’identité narrative aux sciences sociales », Johann Michel, revue européenne des sciences sociales [En ligne], XLI-125 | 2003, mis en ligne le 1er décembre 2009, consulté le 30 septembre 2016. URL : http://ress.revues.org/562 ; DOI : 10.4000/ress.562.
4. « Dieu se révéla en paroles et en actes » Dei Verbum 14.
5. « Constamment fidèle à sa propre tradition et tout à la fois consciente de l’universalité de sa mission, l’Église peut entrer en communion avec les diverses civilisations : d’où l’enrichissement qui en résulte pour elle-même et pour les différentes cultures » Gaudium et Spes 58-3.
6. https://www.scienceetfoi.com/ressources/genese-mythes-mesopotamiens-babyloniens/
7. http://o.sagesse.over-blog.com/article-le-psaume-104-et-la-priere-d-akh-en-aton-dite-de-moise-90706408.html
8. https://en.wikipedia.org/wiki/Instruction_of_Amenemope#cite_note-23
9. Inspiration et Vérité de l’Écriture sainte n° 19, Commission Pontificale Biblique, « La sagesse et l’intelligence sont des attributs divins » (cf. Ps 136,5 ; 147,5). C’est lui qui les communique (« Dans le secret, tu m’apprends la sagesse » : Ps 51,8), rendant l’homme sage, c’est-à-dire capable de voir toutes choses comme les voit Dieu.
10. « Dans sa tâche de promouvoir l’unité et la charité entre les hommes, et même entre les peuples, l’Église examine ici d’abord ce que les hommes ont en commun et qui les pousse à vivre ensemble leur destinée » Nostra Aetate, 1.
11. « Le peuple juif dans l’histoire ? H. Cohen et F. Rosenzweig », Sophie Nordmann, Pardès 2009/1 (N° 45), p. 235-247. DOI 10.3917/parde.045.0235.
12. Même racine זכר en hébre-