L’euthanasie est une nouvelle fois au cœur de l’actualité. C’est dans ce contexte que sort Comme toi, j’ai demandé à mourir – Correspondance inachevée avec Vincent Humbert*, récit de ce qu’ont vécu ensemble Jacques et son épouse, confrontés à cette question dans leur propre chair. Non l’euthanasie n’est pas le seul choix possible! Un témoignage bouleversant d’humanité et d’amour. Par Laurence de Louvencourt
* Quasar, René Pasquale, 12 €. Vient de sortir en librairie.
Après un très grave accident de santé, Jacques l’hyperactif se retrouve avec un corps presque inerte. Son cerveau, lui, est intact. Il ne peut supporter son lourd handicap et exprime le désir de mourir. Mais il comprend, peu à peu, qu’une autre vie est possible.
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Quand votre mari vous a demandé de mourir, pourquoi lui avez-vous opposé un refus ? N’avez-vous pas eu le sentiment d’aller à l’encontre de sa volonté ?
Éliane F. Je savais que s’il demandait à mourir, c’était parce qu’il souffrait d’une grave dépression. C’était compréhensible dans son état. Mais j’avais la conviction qu’elle pouvait se dépasser. J’ai donc dit à Jacques : « Je ferai tout pour t’aider. Maintenant, on va être deux pour essayer de se sortir de cette dépression. » Ayant confiance en moi, il a accepté, avec mon aide, de continuer à vivre. Sa vie m’était en quelque sorte remise d’une autre façon. C’est à partir de ce moment-là que je suis allée lui rendre visite tous les jours.
IEV Accepter l’état de votre mari a dû être extrêmement pénible…
EF Sur le moment oui bien sûr. Mais une fois que je l’ai accepté, j’ai avancé sans me poser trop de questions. J’ai dit à Jacques : « Nous sommes mariés. Je t’ai aimé debout, je t’ai aimé assis. Je t’aimerai couché ! »
IEV Qu’est-ce qui vous a permis de tenir dans le temps ?
EF Dieu et mon mari. Et sainte Gertrude ! Je venais de découvrir cette mystique du XIIIe siècle. Je l’ai faite découvrir à Jacques. Jésus a parlé à Gertrude et ce qu’il lui a dit est extraordinaire. Parfois elle se plaignait : « Seigneur, tu me dis que tu m’aimes. Alors, si tu le voulais, je pourrais me traîner jusqu’à la chapelle ! » Et Jésus de lui répondre : « Je t’aime autant sur ton lit qu’à la chapelle ! » Un autre jour, elle lui dit : « Seigneur, fais que je puisse aller à la messe. » Réponse de Jésus : « Mais je suis près de toi ! » Par ces dialogues, nous avons, Jacques et moi, redécouvert l’amour et la tendresse du cœur du Christ pour chaque être humain.
Avant son accident, Jacques n’était pas un pilier d’Église. Devenu très handicapé, ne communiquant que par une tablette sur laquelle il écrivait d’un doigt les mots qu’il voulait nous dire, il a fait un chemin de foi magnifique. Concernant la souffrance par exemple. Jésus expliquait à sainte Gertrude : « En m’offrant ta souffrance, tu participes au salut du monde. » Cela a été essentiel pour Jacques de le comprendre. Je lui disais : « Tu vois, tu es très important ! » Au bout d’un certain temps, il s’est mis à offrir tous les matins sa journée pour le salut du monde.
IEV Comment avez-vous perçu une telle évolution chez votre époux ?
EF Par certaines de ses réflexions. Par exemple, au sujet de Vincent Humbert. Quand il a entendu à la radio l’histoire de ce jeune homme étant dans le même état que lui à la suite d’un accident, il a souhaité lui écrire pour lui dire tout ce qu’il avait découvert depuis son handicap. Nous l’avons fait (cf. page 14). Puis plus tard, quand il a entendu que Vincent était mort par euthanasie, Jacques m’a dit : « Il ne savait pas. Il n’avait pas compris. » J’ai su alors combien il avait changé. Et qu’il avait compris qu’une autre vie était possible.
IEV Justement, quel sens donner à une vie en apparence aussi réduite ?
EF Le corps est fichu mais pour autant, la vie ne s’arrête pas. Le handicap subi n’élimine pas toutes les autres valeurs de la personne humaine.
Les trois quarts restants sont certes souterrains mais bien réels ! Jacques a compris qu’il était encore un vivant, malgré l’inertie de son corps. Tout passait maintenant par la pensée et le cœur. C’est ce qu’on a écrit à Vincent Humbert. Des pans entiers de la vie restaient à explorer.
Pour autant, il ne faut pas négliger le corps. Pendant sept années, Jacques n’a pas eu d’escarres. Il était bichonné. Je prenais aussi un très grand soin de l’image de son corps. Jacques avait toujours été un homme élégant. Pour lui, il était important de le rester dans la mesure du possible. De même, dans sa chambre, nous avions recréé une atmosphère intime.
IEV Pendant ces sept années, comment avez-vous vécu votre relation conjugale ?
EF Nous n’avons jamais été aussi proches l’un de l’autre. C’était extraordinaire. Notre communion s’est décuplée. Elle était d’ordre spirituel (au sens large) et très profonde. Ce fut un temps très dense et riche pour l’un et l’autre. Je ne regrette rien. Et je peux affirmer que Jacques non plus.
Lettre à Vincent Humbert
Cher Vincent,
Je suis comme toi, j’ai eu moi aussi le 24 septembre un accident qui a fait de moi ton frère de misère. Ce ne fut pas un accident de voiture mais un accident vasculaire cérébral.
Comme toi, petit frère, je suis tétraplégique, j’ai une trachéo, des gavages et des fausses routes et un corps qui appartient aux kinés, aux infirmières, aux aides-soignants. Mais j’ai un œil valide et j’y vois assez.
[…] L’indiscrétion médiatique entourant ton SOS a ému la France et m’a replongé trois ans en arrière, quand je voulais comme toi quitter cette vie invivable.
La première chose que je veux te dire, c’est que moi aussi j’ai fait une sévère déprime et que tous ceux qui sont passés par là ont fait la même découverte de l’horreur. Tous ont dit la même chose. Il est normal qu’on traverse ce désert, qu’on hurle la perte de notre corps, de nos repères, de notre métier, de nos projets. Il est même indispensable de pouvoir hurler, bouche ouverte sur nos cris muets. Ma femme n’entendait ma voix que lorsque mes sanglots dépassaient ma canule et faisaient vibrer mes cordes vocales. Tu connais ça aussi, petit frère, le chant des sanglots, c’est le nôtre.
Deuil, tout est deuil : deuil de la voix comme du reste, et ce deuil est déjà une mort.
Comme il aurait été facile de partir, il suffisait de poser quelques instants son doigt sur la canule. Et je suppliais ma femme de le faire. Mais on ne peut pas demander ça à quelqu’un qui vous aime. Elle me répétait doucement : « Je t’ai aimé debout, je t’ai aimé assis, je t’aime couché, rien n’est changé. »
[…] Or moi, je pensais que mon handicap avait anéanti mon affection comme mon corps. Eh bien ça, c’est faux ! L’affect est indestructible, le cœur possède de l’amour et non du corps. Cela été une découverte.
[…] Avant que tu prennes une décision de vie ou de mort pour toi, je veux encore que tu saches ceci : j’ai découvert une vie différente, nouvelle et intéressante. Je dis bien : intéressante, qui fait de mes jours des temps vivants. Je vis. Tu vivras toi aussi.
[…] Voilà ce que je voulais te dire : j’ai retrouvé une vie différente mais riche en amitiés, en imaginaire, en affection, en écoute des autres. La vie de l’esprit existe, qui fait de nous des hommes vrais et même heureux. Crois-moi, quand la déprime sera finie, toi aussi tu revivras.
Salut petit frère.
Jacques
(La lettre que Jacques adressa à Vincent Humbert – nous n’en publions ici que des extraits – est parue dans le livre du jeune homme Je vous demande le droit de mourir publié après sa mort.)
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