Quelle vérité sur la mission éminente de la personne la plus fragile nous révèle l’Évangile de Simon de Cyrène, réquisitionné pour aider le Christ à porter sa croix ? Laurent de Cherisey, fondateur de l’association Simon de Cyrène, nous offre ici une belle méditation.
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SIMON DE Cyrène
« Apprenons à vivre une dépendance joyeuse »
« Comme ils l’emmenaient,
ils prirent un certain Simon
de Cyrène, qui revenait
des champs, et ils le chargèrent de la croix pour qu’il la porte derrière Jésus. »
Évangile selon saint Luc 23, 26
À l’époque du Christ, Jérusalem est une ville close de murailles et le Golgotha un terrain vague à l’extérieur de la ville. Le condamné à mort y est emmené par un chemin de quelques centaines de mètres qui passe par l’une des portes de la ville en direction de ce petit mont.
Simon est agriculteur. Dans ces pays où il fait très chaud, on part aux champs très tôt le matin. Lui a dû peiner durant les longues heures de la matinée. À midi, la chaleur étant trop forte, fatigué, il a voulu rentrer chez lui se reposer. Pour cela, il lui faut prendre le chemin le plus rapide, éviter les obstacles.
Alors, lorsque Simon, membre d’un peuple dominé par l’occupant, voit les soldats romains encadrant ce groupe vociférant qui emmène un condamné à mort, pourquoi s’approche-t-il ? Ne serait-il pas prudent d’attendre que le groupe passe ? En apercevant cette foule bruyante, peut-être se laisse-t-il guider par une forme de curiosité. Comme nous, lorsqu’un attroupement nous incite à faire un détour « pour aller voir » ce qui se passe. Ainsi sur l’autoroute, quand il y a un grave accident sur les voies d’en face, les automobilistes ralentissent « pour voir ».
Quel est alors notre regard sur l’accident, l’épreuve, le drame ? Bien souvent, nos pensées sont ambivalentes, peut-être comme celles de Simon de Cyrène, quand il voit ce groupe. Nous y voyons une invitation à prier pour ces personnes accidentées, si possible à aider pour les premiers secours et, en même temps, notre regard peut être comme hypnotisé par la souffrance de l’autre. En nous-même, surgissent alors des questionnements et des peurs.
Avec les personnes handicapées et valides qui vivent dans nos communautés Simon de Cyrène (traumatismes crâniens suite à des accidents de la route, accidents vasculaires cérébraux, infirmes motrices cérébraux…), nous constatons que la peur du corps blessé nécessite souvent une conversion pour oser une relation fraternelle et ouvrir un chemin de vie. La différence nourrit la peur. Peut-être parce qu’elle nous renvoie à nos propres fragilités, à nos propres incapacités. Aujourd’hui dans le monde se bâtissent à nouveau de nombreux murs contre l’altérité comme autant de protections contre celui qui, différent, me fait peur. Ce sentiment s’enracine dans la peur de soi-même, de ne pas être capable aujourd’hui ou demain de répondre aux exigences d’un monde qui demande toujours plus de performance et d’efficacité pour réussir ; et dans la présence d’un mur intérieur difficile à franchir. Lorsque nous ne nous sentons pas aimable ni capable, notre image blessée de nous-mêmes nous incite à nous protéger en mettant un masque ou en jouant un rôle social pour éviter de nous exposer. Le « N’ayez pas peur » du Christ repris par Jean Paul II est une invitation à la confiance : « N’ayons pas peur de nos propres limites ; Le Christ vient nous restaurer dans notre capacité à aimer, dans notre beauté d’enfant de Dieu. » Notre vocation est affirmée dès la Genèse : chaque être humain est conçu unique et irremplaçable dans sa capacité à être co-créateur, à l’image de Dieu. Dans notre vie quotidienne, nous avons souvent du mal à y croire et pouvons être tentés par le découragement ! Aussi, pour nous restaurer dans notre capacité blessée, Dieu passe souvent par le plus fragile. C’est ce que l’Église appelle l’option préférentielle pour les pauvres.
Une bascule intérieure
La personne qui se retrouve en fauteuil roulant après un grave accident ne peut plus vivre dans l’individualisme ou le paraître. La personne dépendante m’appelle et me dit : « N’aie pas peur, j’ai besoin de toi. » Appel prophétique et exigeant qui m’invite à la conversion : « J’ai besoin de toi car sans toi je ne peux pas me lever, me laver, sortir, me socialiser, faire la fête, m’engager dans la société. » Réalité très concrète qui signifie aussi : « Je te fais confiance et je t’appelle à la relation fraternelle, à l’entraide. N’aie pas peur de nos différences, laisse-toi aimer. » Lorsque nous osons répondre à cette invitation, nous expérimentons une bascule intérieure et notre cœur s’ouvre. C’est une libération. En m’appelant, le pauvre m’apprend à faire tomber les masques et les murs que j’ai bâtis pour me protéger. C’est une expérience qui me fait du bien, me convertit. Depuis l’enfance, notre société moderne nous apprend à réussir en surclassant l’autre. De carnet de notes en classement, l’autre devient un concurrent, une menace. Dans ce contexte, l’appel du plus fragile me restaure dans ma capacité à construire une relation de confiance et un projet de société fondé sur la fraternité et dont la personne fragile est prophète.
Car la personne handicapée ou dépendante ne peut pas me dépasser. Au contraire, en m’appelant, elle m’invite à dépasser ma peur de mes propres fragilités : « Je ne peux pas te surclasser, je ne suis donc pas un danger pour toi ! » Elle me propose d’oser une fraternité fondée sur l’alliance de nos fragilités. C’est une expérience accessible à tous et, dans une société angoissée, elle donne de la joie et témoigne que chaque être humain peut être acteur d’un « vivre ensemble épanoui » !
Apprendre à dire à l’autre : « J’ai besoin de toi ! »
Dans nos communautés, chaque année, de nombreux jeunes s’engagent pour une année de volontariat service civique ou comme salariés1 ; une année exigeante et fondatrice pour apprendre à être des grands vivants ! Cet apprentissage nous libère de la tentation d’être un héros ou de “gagner son ciel” en sauvant l’autre.
Simon de Cyrène n’a pas choisi de porter la croix du Christ. En s’approchant de cette scène de violence, il est réquisitionné, malgré lui. Malgré nous, la vie nous réquisitionne aussi lorsque nous devons faire face, pour nous-mêmes ou nos proches, à des situations que nous n’aurions pas choisies : maladie, chômage, deuil, accident, handicap, rupture, etc.
L’Évangile de Simon de Cyrène est une invitation à méditer sur notre chemin de foi dans ces situations non choisies de nos vies. Les soldats romains ont une épée en main : il n’a pas le choix. Quelle est alors sa liberté ? Peut-être celle de consentir. Simon de Cyrène nous invite à méditer sur notre liberté d’hommes et de femmes, d’enfants de Dieu, face à l’épreuve, devant la croix.
Confronté à l’épreuve du crucifié, Simon de Cyrène a consenti : plutôt que de subir la croix qu’on lui impose, sans peur du qu’en-dira-t-on, il va consentir intérieurement à aider Jésus. Pour cela, il pose un regard de fraternité sur le condamné. Regard si précieux lorsque l’on souffre. Présence silencieuse qui m’évite de sombrer dans le désespoir au moment de l’épreuve. Réponse à la demande de Gethsémani. Le Christ, pleinement homme, a sollicité cette présence des disciples endormis. Angoisse de la solitude. Les personnes dont la vie bascule dans le handicap témoignent souvent que leur plus grande souffrance, plus que le handicap, c’est la solitude…
Simon regarde celui dont tout le monde se moque, le rejeté, le condamné, il devient présence silencieuse. En partageant la croix, son cœur se remplit d’amour. En aidant le condamné, il rencontre le Christ.
Expérience universelle. Promesse d’Évangile. Gilles, jeune volontaire service civique dans notre communauté de Vanves témoignait : « Avant je me cherchais, à Simon de Cyrène, en vivant avec les personnes handicapées, je me suis trouvé. Ici, le quotidien est parfois difficile mais je suis heureux. »
Dans le passage de l’Évangile sur la porte étroite, les disciples réalisent avec inquiétude qu’ils ne réussiront pas à passer. À la suite de Jésus, les pauvres nous ouvrent le chemin lorsqu’ils nous disent : « J’ai besoin de toi. » « Passeurs d’espérance », ils nous restaurent dans notre dignité d’homme. Ils nous révèlent notre vocation à la relation et à l’amour. En nous partageant leurs croix, ils nous permettent de franchir la porte étroite qui nous ouvre à la joie profonde. La terre promise devient accessible à tout homme. Promesse de la Résurrection. Le péché originel a rompu la confiance de l’homme en son prochain et en son Dieu. Les pauvres nous révèlent que nous sommes faits pour la relation. Celle où l’on se donne et qui nous donne la joie profonde. Avec le pauvre, je redécouvre ma vocation à aimer et me laisser aimer.
Dans les maisons Simon de Cyrène, c’est une expérience humble, quotidienne, qui s’inscrit dans la durée et passe par la fatigue, le doute, le ras-le-bol. Au quotidien, elle nous convoque au cœur du mystère pascal, entre croix et résurrection, épreuve du handicap et joie d’être ensemble des vivants. Yves, courbé dans son fauteuil par ses infirmités et avec une élocution difficile témoignait dans un groupe de parole : « Ici, je suis un vivant. » Parole bouleversante dans une société qui doute du sens de la vie pour les plus fragiles…
Nous sommes tous appelés à être Simon de Cyrène à tour de rôle, aidants-aidés, selon les périodes de notre vie. C’est Marianne qui a proposé le nom de l’association en nous disant : « Moi aussi, avec mon handicap, je veux pouvoir aider les autres. » Nous pouvons tous un jour nous retrouver en situation de consentir et de dire à l’autre : « J’ai besoin de toi. » Dans une société où sont prônés l’indépendance et l’individualisme, « Simon de Cyrène » invite à la dépendance joyeuse et à un magnifique voyage en humanité.
Quel est le sens de ma vie maintenant ?
Avec les progrès de la médecine d’urgence, chaque année en France, 40 000 personnes restent en vie après un grave accident, lié à la vitesse (traumatismes crâniens) ou au stress de la vie moderne (accidents vasculaires cérébraux -AVC). Elles se réveillent après de longs temps de coma avec des lésions cérébrales acquises et des séquelles physiques, psychiques et cognitives.
Depuis l’implantation des SAMU dans les années 80, près de 1,5 million de personnes doivent ainsi réapprendre à vivre avec des handicaps sévères, rendant difficile ou impossible le retour à l’emploi, à une vie familiale et sociale telle qu’elles la connaissaient avant l’accident. Un drame qui impacte aussi leur famille… Soit plus de 6 millions de Français directement concernés.
L’effort médical mais aussi financier de la société est considérable. Elle affirme ainsi qu’elle croit en l’homme, même lorsqu’il est fragile… C’est un credo rassurant lorsque, au gré des accidents de la vie, je suis confronté à mes propres fragilités ou celles de mes proches. Et pourtant notre société postmoderne fonde la réussite d’une vie sur l’efficacité, la rentabilité, la performance, le savoir, l’avoir, le paraître… un socle qui met l’homme en risque fratricide si une racine commune de fraternité ne nourrit pas notre unité.
Pour la personne handicapée, se pose alors la question :
« Quel est le sens de ma vie maintenant que je ne peux plus répondre aux exigences de performance du monde moderne ? »…
Une question qui interpelle chacun sur le sens de la vie.
Une question que notre société bruyante est tentée de ne pas entendre.
Une question qui appelle une réponse féconde pour chacun et pour la société.
Une question qui nous invite à chercher ensemble le chemin de la fraternité.
Dans les groupes de parole initiés par la fédération Simon de Cyrène*, une affirmation douloureuse est souvent revenue : « Depuis que je suis handicapé, ma plus grande souffrance, c’est la solitude. » Pourquoi la société nous garde-t-elle en vie lorsque nous ne pouvons plus être efficaces et rentables et si, en plus, nous sommes en risque de désocialisation ?
Dans une société multiculturelle et mondialisée, définir la fraternité est malaisé. Les hommes sont-ils trop différents pour se reconnaître frères ? La fragilité n’est-elle pas le point commun à partir duquel la recherche de la fraternité unit notre société ?
Les personnes concernées par le handicap en cours de vie sont témoins d’une fragilité de l’homme que notre civilisation est tentée d’oublier. Et pourtant les statistiques nous le rappellent : fragilité des 10 millions de mal-logés, des 8 millions de sans-emploi ou ayant un emploi précaire, des 12 millions de personnes handicapées ou malades, fragilité des jeunes, des vieux… N’est-il pas temps de s’engager ensemble pour développer une société réconciliée avec la fragilité caractérisant la vie de tout homme ?
Notre condition d’homme fragile n’est-elle pas cette racine commune qui fonde notre fraternité ?
Le choix d’une société fondée sur la confiance en l’homme est-il possible au XXIe siècle ?
La question n’est pas nouvelle. La tentation d’éliminer les fragiles, les différents, les faibles ou de croire qu’il existe des races d’hommes supérieurs et inférieurs a nourri les extrémismes et les populismes du XXe siècle. La découverte des conséquences de cette tentation, camps de la mort ou génocides a permis un sursaut de conscience : dans la déclaration universelle des droits de l’homme en 1948 est inscrite pour la première fois « L’égale dignité des êtres humains ».
Peut-on cependant croire à une telle déclaration lorsque la mondialisation menace d’un choc des civilisations qui a justifié les politiques “va-t-en-guerre” au Moyen-Orient ou fait subir les conséquences d’une concurrence économique mondialisée qui exclut l’homme fragile ? Cette question qui semble nous dépasser nous interpelle. Chacun en tant que citoyen est libre de s’engager pour construire une société fraternelle, humanisée par l’accueil de nos fragilités et de nos différences. Une société fondée sur une vision anthropologique qui prend en compte tout l’homme et tous les hommes pour que l’altérité devienne source de fécondité. Ainsi, le pape Jean Paul II avait affirmé : « Une société est forte de la place qu’elle donne aux plus fragiles. » Un véritable programme politique fondé sur la valeur citoyenne de la fraternité !
Vers une écologie humaine et un modèle de croissance durable
Les économistes nous enseignent que la confiance est le socle fondateur de la croissance. Accepter la fragilité, la sienne et celle de l’autre, permet de tisser la confiance entre des hommes qui se reconnaissent frères… C’est la condition nécessaire pour que chacun puisse s’engager dans une co-création et une intelligence collective. « Il n’y a de richesse que d’homme. » Retrouver foi en l’homme ouvre le chemin d’une politique au service du bien commun dont chacun peut
être acteur.
Propos recueillis par Laurence de Louvencourt
- Vous voulez devenir volontaires dans une maison Simon de Cyrène ? Plus d’informations sur :
www.simondecyrene.org Ces communautés de vie partagées entre personnes handicapées (accidents de la vie) et valides sont implantées dans douze villes en France. 2 000 personnes (résidents, assistants, amis, administrateurs, bénévoles) sont concernées.
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