Retrouvez l’intégralité du dossier Rwanda, 20 ans après dans Ilestvivant ! avril 2014 (librairie-emmanuel.fr).
François-Xavier et Yvonne-Solange Ngarambe sont tutsis. En avril 1994, ils se retrouvent au cœur des premiers massacres dans le quartier résidentiel des ministres de Kigali. Retour sur ces événements tragiques.
Ilestvivant Quel a été l’événement déclencheur du génocide de 1994 ?
François-Xavier Ngarambe L’avion du président a été abattu le 6 avril 1994. Les Tutsis ont immédiatement été accusés d’avoir tué le « père de la nation ». J’étais alors enseignant dans une école salésienne, et nous habitions un quartier habituellement calme, celui des ministres et des dignitaires. À chaque trouble, depuis 1990, c’est d’ailleurs chez nous que nos amis venaient se réfugier. Mais cette fois, c’est chez nous que tout a commencé, par l’assassinat des ministres et politiciens de l’opposition. Quand le président a été tué, nous n’avons rien su. Nous avons simplement entendu une bombe et avons cru que c’était un attentat contre quelqu’un, comme il y en avait parfois. Mais dans l’école voisine où j’enseignais, les Casques bleus belges, installés là depuis plusieurs mois, ont commencé à patrouiller. Au petit matin, nous avons entendu des coups de feu. Lorsque nous avons entendu à la radio la nouvelle de la mort du président, nous avons su que le pays allait être mis à feu et à sang.
IEV Quelle a été votre première réaction ?
FXN Nous nous sommes tout de suite mis à genoux, pour implorer l’aide de Dieu, lui demander de mettre ses anges autour de notre maison pour que rien de mal ne nous arrive. Dans la matinée, les coups de feu nous entouraient, mais nous pensions : « C’est pour les riches et les dirigeants, cela ne nous concerne pas. » Peu avant midi, j’ai senti qu’il fallait prier. Je suis allé dans notre chambre, et j’ai reçu cette parole : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit et de toute ta force, et ton prochain comme toi-même. » J’ai réagi : « Mais Dieu, qu’est-ce que tu me racontes là ? Tu me demandes d’aimer ? J’aurais préféré autre chose, mais comme tu as parlé, alors d’accord et nous verrons bien. » Dans l’après-midi, un voisin hutu est venu nous annoncer l’assassinat de deux voisins, Calixte et Vincent, eux aussi professeurs. Il nous a dit : « Fuyez, fuyez ! »
IEV Et vous avez pu vous échapper ?
FXN Nous avons fui dans l’école. De nombreux blessés étaient déjà arrivés. Immédiatement, Yvonne-Solange a commencé à s’occuper d’un blessé qui avait reçu un coup de baïonnette dans le ventre. Il est mort quelques instants plus tard, mais à travers les gestes de ma femme, j’ai vu l’amour en action. Et j’ai compris la parole de Dieu. Puis nous nous sommes mis à organiser des services, à creuser des tombes, à soigner les blessés qui ne cessaient d’arriver. Deux jours après, nous avons vu les Casques bleus faire leurs valises et partir. Nous étions seuls. Le désespoir a gagné notre cœur. Nous savions que la mort allait désormais entrer chez nous, quand une nouvelle parole de Dieu a retenti dans mon cœur : « Il vaut mieux compter sur le Seigneur que de compter sur les puissants. » Je comprenais qu’aimer Dieu, c’était lui faire confiance. Nous avons alors fait circuler la Bible et tous s’accrochaient à elle comme à une bouée de sauvetage. Et le Seigneur n’avait pas fini de parler. En effet, un peu plus tard, nous recevions dans le livre de Job une parole qui nous a beaucoup apaisés et qui a été, plus tard, lumineuse : « Heureux l’homme que Dieu corrige ! Aussi ne méprise pas la leçon de Shaddaï. Lui, qui blesse, puis panse la plaie, qui meurtrit, puis guérit de sa main, six fois de l’angoisse il te délivrera, et une septième le mal t’épargnera. Dans une famine, il te sauvera de la mort ; à la guerre, des atteintes de l’épée. Tu seras à l’abri du fouet de la langue, sans crainte à l’approche du pillage. Tu riras du pillage et de la famine et tu ne craindras pas les bêtes sauvages. Tu auras un pacte avec les pierres des champs, les bêtes sauvages seront en paix avec toi. Tu trouveras ta tente prospère, ton bercail au complet quand tu le visiteras. Tu verras ta prospérité s’accroître, tes rejetons pousser comme l’herbe des champs. Tu entreras dans la tombe bien mûr, comme on entasse la meule en son temps. Voilà ce que nous avons observé : c’est ainsi ! À toi d’écouter et d’en faire ton profit. » (Job 5, 17-27) Quelle espérance !
IEV Les événements étaient pourtant de moins en moins favorables…
FXN En effet. Dans l’après-midi, nous avons vu deux soldats entrer. Ils sont passés devant notre salle sans se retourner. Notre dortoir contenait plusieurs lits, et une trentaine de personnes. Ma femme et moi étions sur le même lit, collés. Ils ont fait sortir les quatre-vingts réfugiés de la pièce voisine, ont tenu une sorte de réunion, puis les ont emmenés dehors. Dans la cour, il y avait beaucoup de bruit. Nous avons vu par la fenêtre des miliciens et une vingtaine de civils armés de gourdins, de machettes, de lances et de grenades. Nous savions que tous, nous allions mourir. Alors nous avons dit : « Seigneur, entre tes mains, je remets mon esprit. »
Quand ils sont arrivés dans notre dortoir, ils étaient heureux comme s’ils découvraient une mine de diamants. Ils ont commencé à tuer en choisissant leurs cibles : à droite, puis à gauche, sous les lits, sur les lits. Nous étions absolument sans défense. Les gens mouraient sans crier, sans se débattre. Il y avait une sorte de paix très particulière. Je me souviens de cet homme, à qui les miliciens avaient demandé de se lever. Il a calmement boutonné sa chemise, mis ses lunettes. C’était comme s’il allait à un rendez-vous. Il a regardé sa femme, ses enfants, puis il a traversé la salle. Nous n’avions pas l’impression qu’on lui arrachait la vie mais qu’il la donnait librement. Sa mort nous a marqués, et éclairés. Il est réellement mort dans la dignité.
IEV Vous avez échappé de peu à la mort…
FXN En effet. Les miliciens ont commencé à pointer leurs armes vers les enfants, les mamans criaient « Miséricorde ! ». Mais ils ont quand même tiré sur un petit, qui est tombé, là, à nos pieds. Puis cela a été mon tour. Ils se sont approchés de moi et m’ont demandé de mettre mes chaussures. Ma femme m’a tracé une croix sur mon front pour me dire au-revoir. Mais au moment où je mettais ma deuxième chaussure, ils m’ont dit : « Retourne au lit. » Puis ça a été au tour de ma femme. Ils ont vérifié son identité sur ses papiers : elle était bien tutsie. Ils l’ont emmenée… puis ramenée. Nous ne comprenions pas pourquoi les autres mouraient et pas nous. Nous avons songé alors à cette grâce que l’on demande dans le chapelet, celle de la « bonne mort ». Et nous avons compris qu’il s’agissait de mourir en aimant.
IEV Mais vous était-il possible d’aimer vos assassins ?
FXN Non, c’était impossible ! Alors nous avons fait cette prière : « Viens aimer en nous, car pour nous, c’est trop », et repris cette parole du Christ en croix : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font. »
À cette prière, une effusion de joie comparable à un bouchon de champagne qui saute est montée en nous, au milieu de cette horreur absolue. Agacé par la joie soudaine qui se lisait sur mon visage, un homme est revenu vers moi avec son arme, brusquement arrêté dans son geste par le chef des miliciens… et ceci six fois. Nous avons alors pensé à cette parole reçue dans la matinée : « Six fois de l’angoisse il te délivrera, et une septième le mal t’épargnera. » De fait, le chef a décidé de lever le camp et de revenir le lendemain terminer la besogne.
IEV Comment avez-vous eu la vie sauve ?
FXN Des militaires européens sont arrivés dans la cour de notre école. C’était des para-commandos italiens et belges que l’Europe avait envoyés pour évacuer les expatriés. Dans notre école il y avait trois prêtres européens. L’un d’eux vint leur montrer la situation de notre dortoir et demanda aux hommes d’aller enterrer les morts. Il sortit et deux minutes après, il revint, disant : « Solange et François, partez avec les militaires. » Nous pensions peut-être que nous allions à l’hôpital, car ma femme avait risqué une fausse couche. Nous sommes partis et dehors, nous avons vu les cadavres des personnes qui avaient été sorties du dortoir voisin. Nous avons eu le cœur déchiré. Puis, on nous a fait entrer dans une auto blindée et quelques heures après, nous nous sommes retrouvés à l’aéroport international de Kigali. À l’antenne chirurgicale belge, il a été diagnostiqué qu’il n’y avait pas de danger pour ma femme et pour la vie qu’elle portait. Comme ma femme marchait fébrilement, un militaire belge l’a soulevée et aidée à atteindre un lieu de repos. Je regardais cet homme animé de charité, de tendresse et je me disais : « L’amour existe encore ! Il n’a été ni fusillé ni coupé à la machette ! » Ce geste m’a redonné confiance en l’homme. Les autres nous apaisaient nous disant que le lendemain, nous irions à Bruxelles.
Le lendemain, nous étions dans un avion militaire italien pour Nairobi où nous sommes restés deux mois avant de rejoindre la Belgique. Nous avons vécu une année et demie dans ce pays. Nous y avons été accueillis par les frères et sœurs de la Communauté de l’Emmanuel et avons expérimenté l’amour fraternel sans frontières. J’avais du travail, notre enfant était né, nous avions des projets sauf celui de rentrer au Rwanda. Pourtant, Dieu avait un autre plan…
IEV Et vous êtes retournés au Rwanda ?
FXN Durant une retraite à Paray-le-Monial, nous avons entendu l’appel de Dieu à retourner en mission dans notre pays, pour y être témoins de l’amour. Ma femme a accueilli cet appel très vite. Moi, cela m’a pris plus de temps. Finalement nos cœurs accordés, nous avons dit oui à l’appel de Dieu de retourner chez nous. La Communauté nous demanda de rester quelque temps pour nous préparer à donner des enseignements aux couples.
Et fin décembre 1995, nous étions de nouveau dans notre cher pays. En visitant la tombe des personnes avec lesquelles nous étions dans le dortoir, nous avons compris pourquoi nous étions rescapés : pour aimer. Ceux qui étaient dans cette tombe où nous aurions dû être, y étaient à cause de la mort que les gens leur avaient donnée, cette mort était due à la haine. La haine engendre la mort, et nous avons compris que notre responsabilité comme survivants du génocide contre les Tutsis était d’aimer afin de donner la vie.
IEV Quel regard portez-vous aujourd’hui sur ces années ?
FXN Je me rends compte que lorsque les gens pensent au Rwanda – même s’ils n’y ont jamais mis les pieds – ils pensent au péché. Or comme dit saint Paul : « Là où le péché a abondé, la grâce a surabondé. » Je peux témoigner combien, alors que nous étions dans le feu, le Seigneur nous a manifesté sa présence, et nous a comblés de sa miséricorde pour que nous puissions à notre tour en être témoin.
Dans notre pays, les Tutsis et les Hutus se côtoient à nouveau. Nous avons souffert de manière différente, mais les drames que nous avons vécus font de nous une communauté de souffrance. Si nous accueillons notre souffrance et que nous l’offrons à Dieu, elle peut contribuer au salut du monde. Marie, dans les apparitions à Kibeho, nous a parlé de la souffrance salvifique. Alors, notre souffrance peut être source de vie et non de mort. Quand on a souffert et qu’on a offert, on peut consoler les autres, on peut aider les autres à entrer dans une démarche de réconciliation, de conversion. Propos recueillis par Claire Villemain
Retrouvez l’intégralité du dossier Le Rwanda, 20 ans après dans Ilestvivant ! avril 2014 (librairie-emmanuel.fr).
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François-Xavier Ngarambe et Jean-Marie Twambazemungu sont rwandais. L’un est tutsi, l’autre hutu. En cette année des 20 ans du génocide qui a mis leur pays à feu et à sang, ils ont décidé de raconter leur itinéraire dans un même livre, Rescapés de Kigali. Un témoignage bouleversant (librairie-emmanuel.fr).
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